Le temps des écritures




Quand les temps d’intégration sont intérieurs, je peux rester des minutes entières sans bouger, sans sourciller. On dirait que rien ne se passe…et pourtant…

Une larme coule. Aujourd’hui, en pleine réflexion sur mon projet à venir, en train d’écrire sur des post-it les grandes idées de ce qui m’anime et mes croyances sur le monde, en train d’écrire la phrase « transmission des sagesses et des gestes ancestraux de génération en génération », je suis prise d’un vertige. Et en même temps, je suis prise de conscience.
Cette larme en particulier est emplie d’humilité et d’une gratitude infinie. Me voilà projetée dans mon enfance. Me revoilà avec mes vieux, mes mentors, mes sages à moi. J’ai une joie infinie d’avoir pu grandir auprès d’eux. Ils m’ont donné le goût. Ils m’ont donné à voir. Ils m’ont donné à apprendre. Ils m’ont donné à faire avec eux. Chacun d’eux. Tous.
Tata Simone – l’indépendante. La p’tite nana sur sa moto des temps anciens. La liberté. La sauce vinaigrette. Planter des fleurs. Ramasser l’oseille, en faire une boulette. C’est acide, j’adore. Et je recrache. Ramasser les merises. Tricoter mes premiers chaussons. Faire des tableaux de fleurs séchées. Fouiller dans les tas de tissus. Etre calée sous l’édredon d’une tonne avec des plumes qui sortent. Et je tire dessus. Avoir 6 ou 7 ans, mais rester entre femmes. Les tartines chaudes au fromage. Ramasser le tilleul et s’en faire des tisanes. S’assoir sur un banc cinq minutes avec toi. Dans la petite alcove végétale, à côté du garage. Jouer dans la caravane. J’ai grandis. Je suis partie. Et puis tu es partie aussi.
Tata Liliane – la douceur infinie. La câline. L’amour pour Flapy. L’amour pour tes chats. L’amour tout court. Le regard qui me dit que tout ira toujours bien. La compassion. Immense. Je suis lovée contre toi, le câlin corps à corps…cœur à cœur en fait. Tu me sers mais pas trop. Tu ne m’étouffes pas. Ca veut juste dire qu’ici c’est chez moi tout le temps qu’il le faudra. Tu donnes tout. Tu n’as rien, mais tu arrives à donner quand même. Un modèle de sobriété matérielle, mais d’une richesse intérieure inestimable. Tu panses les blessures en les prenant pour toi, tu mets du baume dessus. Toilette de chat. Patates à la coquelle. Il n’y a qu’ici qu’on dit ça. Rillettes d’oie. Parce que j’aime ça. Sensibilité au-dedans. Au dehors aussi. En tout cas moi, j’imbibe. Une allure calme aux petits pas trottant. Et cette blouse. Authentique. J'ai grandis. Je suis partie. Et puis tu es partie aussi.
Tonton William – le vieux sage. Le poète. Le dico des dictons. Le raconteur d’histoires. Le blagueur. Et l’aimant aussi. Le calme. Les consignes de vin. Mon chauffeur pour revenir de l’école. La casquette des anciens. La chemise ouverte jusqu’au nombril quand il fait trop chaud. La pie sur l’arbre perchée. Je te vois revenir avec tes paniers de pissenlits fraichement cueillis. Une poignée de patate et de lardons, et le tour est joué. Je te vois parce que je te suis. Je te vois tuer le lapin pour le manger. Tu les avais nourrit la veille, avec moi. Je te vois récupérer le sang, pour le cuire à la poêle. Je te vois faire des trucs venus d’un autre temps. J’entends tes pas qui trainent sur le carrelage. C’était pas les mêmes que ceux de tata Liliane. Je te vois aller aux poules. Au fond, il y a un noyer. Je te vois allumer un feu dans le jardin pour stériliser les bocaux. Et ce jardin, il est au cordeau. Ta joie intérieure. Ta malice. Comment tu coupes ton pain. Comment tu coupes le mien. Ta vieillesse qui te va à ravir. J’ai grandis. Je suis partie. Et puis tu es parti aussi.
Pépère Dédé – la force tranquille. Je te vois de loin, parce que je te vois moins dans le quotidien. Mais je devine la reconnaissance que tu as pour ta femme. Le travail, la ferme, avant. La persévérance à l’effort je crois. Une sacrée branche dans l’arbre généalogique. Une charpentière. Un pilier malgré toi. Une fierté malgré toi. Puis, mine de rien, une espèce d’amour pudique pour tous ces petits et ces petites qui sont là et qui trifouillent dans le tiroir de la cuisine. Ainsi va la vie. C’était plus tôt, tu es parti. J’ai grandis, et moi aussi je suis partie.
Nathalie – mon initiatrice. Celle qui me relie très tôt à l’invisible. On se ressemble petites. Si bien qu’il y en a qui se trompent encore aujourd’hui. Un de mes premiers coups d’intuition forte. Le matin de ta mort, je savais déjà. Je venais de me réveiller, mais je savais déjà. J’avais 7 ans. Je l’ai senti. Je t’ai sentie. Tu étais partout…
Antoine – le goût du bois. Une famille en plus qui n’était pas prévue. Figure paternelle sans être mon père. Vaut mieux deux que pas du tout. L’odeur du bois dans la menuiserie. L’artisanat. La créativité. Les assemblages. Partir du brut jusqu’à la finesse. Les essences. Dégrossir. Calculer. La justesse. Le contact avec la matière. Le goût des choses bien faites. Les lames affutées. L’entraide dans l’effort de création. La petite complicité des apéros cachés. Un toit sur la tête. Un avis précieux sur le rendu final. Moi qui viens voir ce qui se trame à l’atelier. Sculpture de rosaces pour portes d’armoire volées. Les coups de gueule. Les coups de sang. Les pétanques. La hanche qui déconne. Faut changer la pièce. Défaut de pose. C’est moche comme départ. Il m’a fallu un peu de temps pour prendre conscience de la place que tu as eu dans mon enfance. Une figure d’autorité. Une figure d’apprentissage. Une figure de grandissage.
Mémère Jeanne – la matriarche. Tu es ma verticale. La patience, forcée mais patience quand même. Celle qui cause des temps d’avant. La mémoire. Qui rapporte l’expérience. La tête sur les épaules. La témointe des guerres. La référente généalogie. Les poches sous les yeux et l’os bizarre de la poitrine redistribué dans les générations féminines du dessous. La toute petite cuisine. Le pain tous les jours au camion, mais pas que pour toi. Des années veuve. Les étrennes à la nouvelle année. Des années de maison de retraite où tu pleures chaque fois que je repars. « Parce qu’on t’a mise là ». Parce qu’à chaque fois, je reviens quand même. Parce que je ne t’oublie pas, et qu’à chaque fois c’est une surprise. Parce que je ne t’oublierai jamais. Vas ma fille. Parce que je t’ai tenu la main pour te rassurer peu de temps avant de partir. Parce que je t’ai massé la tête quand ça n’allait plus, et que tu as soupiré. On aurait dit du plaisir. 100 ans moins 9 jours. Tu voulais rentrer à Vallant. C’est chose faite.
« Il faut tout un village pour élever un enfant » (proverbe africain). J’ai une gratitude infinie pour toutes ces personnes qui sont parties. Quand je regarde mes facettes (pas mes fossettes hein !), il y a dans chacune un petit bout d’eux. Et je sais même dire de qui ça vient. Ils ont contribué à me façonner. Et quand j’écris « transmission des sagesses et des gestes ancestraux de génération en génération » sur mon post-it, ça me saute au cœur comme une douce musique aux notes épicées et acidulées en même temps, comme la douce musique vibrante du temps qui s’écoule avec parfois des effets boumerang de l’enfance, qui vous fait signe dans le rétro alors que vous cheminez l’avenir. Que cette odeur de tilleul est douce, doucement enivrante. Tout ça est de l’ordre de l’expérience vécue. Chacun la sienne. L’autre jour, j’ai vu un serpent dans la rivière. Il est le symbole du rapport au temps. On est en plein dedans. Quelle chance j’ai eu de les croiser, de les capter, de les imprégner. Ils m’ont enseigné, sans volonté d’enseigner. Juste parce qu’on était ensemble. C’est tout. Et ça a suffit…
- A ma famille partie trop vite du monde visible.
- A ma famille qui est encore là, auprès de qui je devrais être plus présente.
- Et aux autres sages, mentors, famille de cœur, ami.e.s, soignant.e.s du corps, du cœur, de l‘esprit et l’âme que je croise sur ma route

Violès - le 26 juin 2022

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